Un peu plus de trois ans que le Maestro est parti. Un peu plus de trois ans que je ne vais plus à l’Avenue du Chili. Ce passage désiré et obligé me manque. Et me manque aussi son affection à la fois nonchalante et généreuse. Nous allons voir le Maestro? disait mon père et la voiture gravissait la pente jusqu’à la Gallerie Issa. Nous disions bonjour à Normil qui peignait dans l’atelier; à Lefranc, accoudé à la portière de l’ancienne Lada blanche; à Titra sous l’ombrage du frangipanier. S’il n’avait pas de clients, nous retrouvions le Maestro assis près de la fenêtre. Après des embrassades discrètes, car ce grivois était curieusement un pudique des sentiments, il demandait à Josie d’apporter du café et du jus de cerises. Moi, j’explorais le fouillis habituel, dénichant parfois une nouvelle toile que je pensais tirer d’une obscurité peu méritée; une phrase d’Issa suffisait, un tu n’aimes pas lapidaire, pour renvoyer l’intruse aux oubliettes. De temps en temps, je regardais les deux amis. Entre Issa et mon père, c’était d’abord une histoire d’amitié qui se passait d’histoires et parfois se passait dans le silence. Je les ai vus désenchantés et ravis et je les ai vus rire de tout en dépit de tout, parfois d’un fou rire qui me gagnait sans que je sache pourquoi. Amis de toujours et pour la vie, ils se prédisaient leurs morts en succession. Le seul point de contention étant lequel des deux partirait le premier. Ce fut mon père. Issa le suivit deux jours après. Pour qu’ils soient inséparables jusque dans la mort, nos familles se mirent d’accord pour que leurs funérailles soient chantées ensemble. Je pense souvent à lui et à toutes les histoires partagées depuis des années.
Merci pour les souvenirs, Maestro!
Issa El Saieh est né le 22 février 1919 à Petit Goâve, de parents originaires de la Palestine. Initié à la musique dans une fanfare de lycée à Boston où il joue de la clarinette en si bémol, il devient un passionné du jazz. A son retour au pays natal, il joue quelques années comme clarinettiste et saxophoniste dans la formation musicale “Jazz Rouzier”. En 1942, ce visionnaire fait appel aux musiciens les plus doués et les plus compétents de son époque pour créer l’Ensemble Issa El Saieh. Avec le trompettiste Antalcidas O. Murat devenu arrangeur et orchestrateur, cette nouvelle formation sera à l’avant-garde d’une musique haïtienne en quête de nouvelles voies après la domination des rythmes importés. Ce sera le premier ensemble à accorder une place considérable au folklore haïtien dans ses productions musicales. Issa fera appel à Ti Roro et Ti Marcel, deux géants du tambour, comme forces motrices de sa section rythmique. Le trompettiste Serge Lebon et le pianiste Emmanuel “Tonton” Duroseau viendront aussi le retrouver pour présenter aux mélomanes d’horizons divers des oeuvres de qualité. De prestigieux musiciens comme Guy Durosier, Raul Guillaume, Victor Flambert, Hilaire Dorval et Ernst “Nono” Lamy apporteront aussi leur contribution. 10 ans plus tard, “l’Orchestre Issa El Saieh” sera classé comme l’une des meilleures formations non seulement d’Haïti, mais aussi de l’Amérique latine. En 1949, en vue d’introduire l’idiome BeBop par une série d’ateliers de travail avec ses musiciens, il intégrera des musiciens de jazz au rayonnement international dans sa formation musicale: l’un des plus remarquables musiciens de la tradition du swing au bop, le saxophoniste ténor et arrangeur américain Budd Johnson ; le pianiste de be-bop Billy Taylor ; l’excellent arrangeur et trompettiste de Saint Thomas, Bobby Hicks et le pianiste et arrangeur cubain Bebo Valdés, son frère spirituel.
« L’âge d’or de “l’Orchestre Issa El Saieh” se situe entre 1947 et 1952. Sa formation se produisait alors généralement les samedis soirs à Cabane Choucoune, à Pétion-Ville et, de temps en temps, dans d’autres boîtes de nuit », commentent Louis Carl Saint Jean et Mats Lundahl.
Etant toujours prêt à venir en aide à ses pairs et ayant toujours rêvé de faire connaître la musique haïtienne à travers le monde, Issa a été un mécène musical, aidant à l’acquisition d’instruments pour diverses formations musicales et gravant des vinyles qu’il distribuait gratuitement à ses clients, selon Ed Rainer Sainvil.
Après avoir consacré près d’une vingtaine d’années de sa vie à la musique, au milieu des années 1950, Issa El Saieh s’adonnera à l’acquisition de la peinture, et deviendra plus tard un galeriste renommé. Il est mort à Port-au-Prince le 2 février 2005, à l’âge de 85 ans.
(Sources: www.nostalgiefm.com/culture/issa-el-saieh)
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