“Je ne suis jamais arrivé à établir de cloisonnement entre mon activité scientifique, mon travail de médecin, de neurologue et de psychiatre d’une part, et mon labeur, ma création de romancier d’autre part; j’ai le sentiment que mon activité s’exerce en un domaine unique: le domaine de l’humain.”
sa m kapab di
sa m janm kapab di
ki ta vo kouray
jak aleksi
yo bat li jouk grenn je l
sot tonbe nan men l
li tap di nou toujou kenbe
m ekri pou nou kenbe
an nou touye laront
pou laront pa touye nou
feliks moriso lewa
dyakout 2
[que pourrais-je dire/que pourrais-je jamais dire/qui vaudrait le courage de jacques alexis/ils l’ont battu jusqu’à ce que son oeil lui tombe dans la main/ il nous avait dit: gardez toujours votre courage/j’écris pour vous donner du courage/tuons la honte pour que la honte ne nous tue pas – traduction m. marcelin]
Descendant de Jean-Jacques Dessalines, fondateur de l’indépendance d’Haïti, Jacques Stéphen Alexis, né en 1922 aux Gonaïves, est aussi le fils de l’historien, journaliste et diplomate Stéphen Alexis. Son enfance et sa formation d’adolescent ont été fortement marquées par l’influence de sa famille, par l’occupation nord-américaine de 1915-1934 et par l’emprise intellectuelle qu’eut sur lui l’écrivain Jacques Roumain.
Au cours de son enfance, qui se déroula dans le cadre familial de Pont l’Ester, Alexis put entendre battre les tambours du cérémonial vaudou et écouter la musique et les récits transmis dans les campagnes par les simidors. C’est sans doute à cette époque qu’il acquiert cet amour viscéral de son pays qui ne le quittera jamais, et qui englobait aussi bien la terre natale que la communauté humaine avec toutes ses contradictions.
Il grandit à l’ombre de la politique, dans l’entourage de la presse et du bouillonnement culturel que suscita la résistance à l’occupation. Son père ayant été nommé ambassadeur à Londres, Alexis va commencer ses études à Paris. De retour en Haïti, il s’inscrira à la Faculté de Médecine de Port-au-Prince.
Alexis a vingt-trois ans! L’âge d’or! Il collabore à différentes revues littéraires, fonde La Ruche – qui aura pour mission de faire refleurir un printemps littéraire et social- et joue un rôle important dans la révolution de 1946, responsable de la chute du gouvernement d’Elie Lescot.
Auto-proclamé “le Grand Electrificateur”, François Duvalier instaure en Haïti une dictature féroce, dont l’usage et l’ampleur de la violence font oublier tous les régimes autoritaires traditionnels et sanguinaires qui l’ont précédée. Duvalier, né en 1907, médecin et ethnologue, règne en président à vie d’Haïti du 22 octobre 1957 au 21 avril 1971, date de sa mort. Son fils Jean-Claude, alors âgé de 19 ans, lui succède comme président à vie jusqu’au 7 février 1986. Pendant 29 ans, Papa Doc et Baby Doc édifient dans la première république noire des Amériques un empire obscurantiste qui plonge le pays dans la plus grande terreur.
Moins d’un an avant sa mort atroce, Alexis écrivait cette lettre au Président Duvalier:
Pétion Ville, le 2 juin 1960
Si les faits se révélaient exacts, je suis assez au courant des classiques méthodes policières pour savoir que cela s’appelle une manoeuvre d’intimidation. En effet, j’habite à Pétion Ville, à proximité du domicile de Monsieur le Préfet Chauvet. On sait donc vraisemblablement où me trouver, si besoin réel en était. Aussi si cette manoeuvre d’intimidation, j’ai coutume d’appeler un chat un chat, n’était que le fait de la Police subalterne, il n’est pas inutile que vous soyez informé de certains de ces procédés. Il est enseigné à l’Université Svorolovak dans les cours de technique anti-policière, que quand les Polices des pays bourgeois sont surchargées ou inquiètes, elles frappent au hasard, alors qu’en période ordinaire, elles choisissent les objectifs de leurs coups. Peut-être dans cette affaire ce principe classique s’applique-t-il, mais Police inquiète ou non, débordée ou non, je dois chercher à comprendre l’objectif réel de cette manoeuvre d’intimidation.
Je me suis d’abord demandé si l’on ne visait pas à me faire quitter le pays en créant autour de moi une atmosphère d’insécurité. Je ne me suis pas arrêté à cette interprétation, car peut-être sait-on que je ne suis pas jusqu’ici accessible à ce sentiment qui s’appelle la peur, ayant sans sourciller plusieurs fois regardé la mort en face. Je n’ai pas non plus retenu l’hypothèse que le mobile de la manoeuvre policière en question est de me porter à me mettre à couvert. J’ai en effet également appris dans quelles conditions prendre le maquis est une entreprise rentable pour celui qui le décide ou pour ceux qui le portent à le faire. Il ne restait plus à retenir comme explication que l’intimidation projetée visant à m’amener moi-même à restreindre ma liberté de mouvement. Dans ce cas encore, ce serait mal me connaître.
Tout le monde sait que pour qu’une plante produise à plein rendement, il lui faut les sèves de son terroir natif. Un romancier qui respecte son art ne peut être un homme de nulle part, une véritable création ne peut non plus se concevoir en cabinet, mais en plongeant dans les tréfonds de la vie de son peuple.L’écrivain authentique ne peut se passer du contact journalier des gens aux mains dures – les seuls qui valent d’ailleurs la peine qu’on se donne – c’est de cet univers que procède le grand oeuvre, univers sordide peut-être mais tant lumineux et tellement humain que lui seul permet de transcender les humanités ordinaires. Cette connaissance intime des pulsations de la vie quotidienne de notre peuple ne peut s’acquérir sans la plongée directe dans les couches profondes des masses. C’est là la leçon première de la vie et de l’oeuvre de Frédéric Marcelin, de Hibbert, de Lhérisson ou de Roumain. Chez eux, les gens simples avaient accès à toute heure comme des amis, de même que ces vrais mainteneurs de l’haïtianité étaient chez eux dans les moindres locatis des quartiers de la plèbe. Mes nombreux amis de par le vaste monde ont beau s’inquiéter des conditions de travail qui me sont faites en Haïti, je ne peux renoncer à ce terroir.
Egalement, en tant que médecin de la douleur, je ne peux pas renoncer à la clientèle populaire, celle des faubourgs et des campagnes, la seule payante au fait, dans ce pays qu’abandonnent presque tous nos bons spécialistes. Enfin, en tant qu’homme et en tant que citoyen, il m’est indispensable de sentir la marche inexorable de la terrible maladie, cette mort lente, qui chaque jour conduit notre peuple au cimetière des nations comme les pachydermes blessés à la nécropole des éléphants. Je connais mon devoir envers la jeunesse de mon pays et envers notre peuple travailleur. Là non plus, je n’abdiquerai pas. Goering disait une fois quand on cite devant lui le mot culture, il tire son révolver ; nous savons où cela a conduit l’Allemagne et l’exode mémorable de la masse des hommes de culture du pays des Niebelungen. Mais nous sommes dans la deuxième moitié du XXème siècle qui sera quoiqu’on fasse le siècle du peuple roi. Je ne peux m’empêcher de rappeler cette parole fameuse du grand patriote qui s’appelle le Sultan Sidi Mohamer Ben Youssef, parole qui illumine les combats libérateurs de ce siècle des nationalités malheureuses. ” Nous sommes les enfants de l’avenir !”, disait-il de retour de son exil en relevant son pitoyable ennemi, le Pacha de Marrakech effondré à ses pieds. Je crois avoir prouvé que je suis un enfant de l’avenir.
La limitation de mes mouvements, de mes travaux, de mes occupations, de mes démarches ou de mes relations en ville ou à la campagne n’est pas pour moi une perspective acceptable. Je tenais à le dire. C’est ce qui vaut encore cette lettre. J’en ai pris mon parti, car la Police, si elle veut, peut très bien se rendre compte que la politique des candidats ne m’intéresse pas. La désolente et pitoyable vie politicienne qui maintient ce pays dans l’arriération et le conduit à la faillite depuis cent cinquante ans n’est pas mon fait. J’en ai le plus profond dégoût, ainsi que je l’écrivais, il y a déjà près de trois ans.
D’aventure, si, comme en décembre dernier, la douane refuse de me livrer un colis – un appareil de projection d’art que m’envoyait l’Union des Ecrivais Chinois et qu’un des nouveaux messieurs a probablement accaparé pour son usage personnel -, j’en sourirai. Si je remarque le visage trop reconnaissable d’un ange gardien veillant à ma porte, j’en sourirai encore. Si un de ces nouveaux messieurs heurte ma voiture et que je doive l’en remercier, j’en sourirai derechef. Toutefois, Monsieur le Président, que je tiens à savoir si oui ou non on me refuse le droit de vivre dans mon pays, comme je l’entends. Je suis sûr qu’après cette lettre, j’aurai le moyen de m’en faire une idée. Dans ce cas, je prendrai beaucoup mieux les décisions qui s’imposent à moi à la fois en tant que créateur, que médecin, qu’homme et que citoyen.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes salutations patriotiques et de mes sentiments distingués.
Jacques Stéphen ALEXIS
Texte de Jacques-Stéphen Alexis, écrit pour Présence Africaine (1957)
Le roman correspond à un vieux besoin des hommes, celui de dresser des affabulations qui reproduisent le mouvement de leurs vies et de leurs rêves. Le roman, c’est la conciliation de l’imaginaire et du réel, il est éternel comme notre goût des belles histoires, notre incorrigible propension au conte et à la légende. C’est un vin nouveau que nous autres, romanciers de jeunes cultures, avons à offrir au monde. C’est toute la vie âpre, drue, colorée, païenne, piaffante, musicienne, poétique, tragique, combattante, chienne et fée, que nous devons mettre en scène. Nos peuples aux poings liés, aux pieds entravés et aux bouches bâillonnées ont besoin de nous. Artistes nous sommes, et en artistes conscients de la difficulté et de la complexité de l’oeuvre d’art, nous devons travailler à dénoncer l’aliénation raciste, colonialiste, impérialiste. Pour ce faire, le réalisme est notre seule chance. Il n’est pas vrai que la réalité quotidienne soit anti-artistique. L’art est un combat avec l’ange, il faut être difficile avec soi-même, se surpasser par l’assimilation d’une optique juste de la création et vaincre les difficultés qui nous assaillent.
Comme tous les jeunes Haïtiens, depuis mon enfance l’influence des conteurs populaires de chez nous m’a marqué. Bien plus, ayant eu des contacts fréquents et prolongés avec la vie rurale, les paysans et les petites gens de chez nous, cette empreinte a été particulièrement forte. De ces conteurs qui ont bercé ma jeunesse, j’ai pris le goût d’interpréter la réalité nationale avec une certaine tendance philosophique. Sans que cela n’aboutisse à un procédé scolastique ou apparent de l’histoire racontée par nos simidors, nos composes et nos tireurs se dégagent toujours trois questions angoissantes: Qu’est l’homme? Où va-t-il? Comment vivre? Dans mon oeuvre je crois que l’on peut toujours trouver ces questions et des réponses précises. Ces conteurs m’ont également donné conscience de la réalité sociale. La merveille est le vêtement dans lequel certains peuples enferment leur sagesse et leur connaissance de la vie. Pour notre peuple les vents, les fleuves, les saisons, les éléments sont des personnages vivants qui interviennent dans la vie des hommes; pourrais-je rester fidèle à la symbolique de la vie du peuple que je veux servir et aider si j’employais une forme étrangère à leur démarche de pensée?
Toutes saison, toutes fleurs reunies – Raymond Chassagne
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