Parfois, j’ai des nuits empoisonnées de cauchemars…
J’erre à travers un grand jardin saccagé par le vent. Des aboiements déchirent le silence. Un chien me poursuit. Un chien noir, pelé, famélique. Il me poursuit et il gronde féroce, canines offertes. Je perds ma route et me retrouve pantelante, affolée, devant une grille rouillée que j’essaie vainement de pousser. Une odeur d’angoisse, aigre, phosphorescente, m’envahit… Je suis trempée d’urine et de sueur…
Par la porte entrouverte de la chambre, je vois Nestor venir à moi. Il revient fréquemment la nuit, en grand mystère, dissiper mes mauvais rêves et hanter ma pensée. Un parfum de miel et d’alcool le précède; un souffle grisant, presque écœurant, de figues trop mûres. Une nuée de papillons jaunes, annonciateurs de grands changements, voltige autour de lui. Son visage reste fardé de leur poussière incandescente. Il ne dit rien. Il ne dit jamais rien. Il s’assied au pied de mon lit. Ses bras sont des épines vertes qu’il enroule en collier autour de mon cou…
C’est par un hasard, un pur hasard que j’ai rencontré Nestor Bragamance. Dans la chaude odeur d’une fête où j’avais été entraînée le jour de mon anniversaire. Viens Tu ne peux pas rester seule Viens t’amuser. Les gens se préoccupent de mon bonheur. À la demi-clarté des lampes, les couples dansaient, et moi je m’ennuyais. J’ai farfouillé dans une pile de disques et j’ai trouvé ceux de Ferré. Tu te rappelles Nestor? J’ai changé la musique et tout s’est arrêté. Et tu es venu. Qui ose? Tu as dis Qui ose? Et c’était moi.
"Je t’ai rencontrée par hasard
Ici, ailleurs, ou autre part.
Il se peut que tu t’en souviennes…
Sans se connaitre, on s’est aimés,
Et même si ce n’est pas vrai,
Il faut croire à l’histoire ancienne…"
Je me souviens Nestor. Je me souviens de cette nuit passée dans ta petite voiture bleue. Nous avions deserté la fête, et nous avons fait la fête à deux, la nuit de ma fête à moi. J’avais dix-huit ans cette nuit là.
La nuit tourne autour de moi tel un manège. Elle s’arrête et se transforme en cette autre nuit où j’ai crié ton nom en touchant la place vide dans mon lit. Cette nuit où je t’ai attendu jusqu’à l’aube. Je me suis accroupie sur les draps défaits dans l’attente illusoire de te voir revenir, reparaître, et enfin j’ai cédé au désir de sommeil. Et quelle est cette voix qui m’appelle dans le petit jour pour me rappeller ton absence? Pourquoi s’est-il levé ce jour, pourquoi? Au milieu de la nuit, un rêve, rien qu’un rêve. Mais tu ne reviendras pas dans ce petit jour blême.
Avec toi est passé mon passé. Où est-il mon passé? Noyé dans cette nuit, égaré par mégarde? Comme ces mots qui s’effacent de l’écran de l’ordinateur et il faut tout recommencer. Mais il y a mille details oubliés…
Un baiser. Il y avait eu un baiser banal et quotidien. Un baiser à-plus-tard, un baiser je-reviens. Mais quelles étaient les dernières paroles? Le dernier regard? Pas celui que j’ai jeté sur ton visage à l’hôpital . On n’avait pas voulu que je te voie d’abord et j’ai dû supplier l’infirmière. Comment vous croire, ai-je demandé? Comment croire qu’il est mort si je ne le vois pas? Et elle a eu pitié, et derrière la vitre j’ai vu ton visage et comment l’oublier? Le dernier regard que l’on jette sur l’homme que l’on a tant aimé.
À quoi servent les yeux sinon à pleurer?
Je revois notre chambre. Peinte aux couleurs de lumière. Couleur des papillons de la Saint-Jean. Tu es né en Juin et tu disais souvent Quel beau cadeau d’anniversaire, cette nuée de papillons jaunes… Tu n’es pas revenu dans cette chambre. J’ai tout emporté un jour de cette piece. J’ai tout ôté. Et un soir, je me suis retrouvée seule dans une chambre vide, dévastée par ton absence. Et je me suis couchée à même le sol pour brailler mon malheur dans cette chambre de supplications, d’amour, d’attente vaine.
ô mon amour au goût d’orange
écorce amère dans ma bouche
ô feuilles séchées
je me souviens d’un jour de Juin
je me souviens
comment rester dans ce lit jusqu’au petit matin?
La balle t’a percé le coeur. Un petit point rouge. À quoi sert le coeur sinon à compter le temps de ton absence? Je n’ai ni froid, ni faim. Je ne vais pas répondre au téléphone. Je n’ouvrirai pas les lettres qui m’attendent sur la table. Je ne songerai pas aux nuits anciennes. Parce que ton souvenir me revient avec une telle violence que je me lève pour déchirer tes photos et effacer ta voix sur d’anciennes cassettes. Et je ne veux voir personne. Pourquoi dire ma peine à ceux qui passent? Le couteau dans mon coeur? Pourquoi gaspiller mon souffle et ma parole? Car le jour recommence. Les gens vont et viennent. J’ouvre le journal sur tous les malheurs du monde. Et le soleil se lève inéluctablement, le pâle soleil de Mars qui recommence le supplice épouvantable du temps qui passe. Comment ose-t-il passer? Qui ose? Je vais dire Qui ose?
Les jours qui ont suivi ton absence, ces images sont venues habiter mon obsession malgré moi:
Derrière mes paupières cousues à l’envers, petits losanges de satin rose aux points de fil blanc, se cachent des scorpions, des blattes, des cancrelats. Et de ces insectes que j’écrase à chaque cillement, coule un jus noir et épais. Mélasse amère. Larmes vénéneuses dont l’acide me ronge les joues…
Alors, j’ai fait silence autour de toi, silence. J’ai fait silence et encore silence.
Je revois tes mains sur le clavier du piano noir. Que j’oublie tout, sauf cela.
Mais l’eau de noix de coco, mise au frais pour se rafraîchir après l’amour? Les patates douces boucanées que nous mangions quand nous n’avions rien, rien que l’amour et l’eau. Et tu en faisais un festin. L’eau de coco devenait du vin, et les patates de l’amitié, on en faisait un miracle: il y en avait toujours assez pour tous ces amis qui remplissait cette maison de musique et de bruit.
Que j’oublie tout sauf la découverte à deux de Paris. Et le soir où nous avions raté le train et nous avons passé la nuit sur un banc à Juan les Pins. Et Venise au petit matin et la forêt d’Amazonie. Le pélerinage à Saut d’Eau, les tangos de Gardel et les fados de Lisbonne. Et en Grèce, il y a eu une coupure de courant à l’hotel ce soir là, et tu m’as laissé seule pour aller à la taverna. Et les escaliers de la grotte de Capri. Et ces nuits passées à ecouter le cri rauque du saxophone et les mélodies du piano dans les volutes de fumée et les rires, dans tous les bars de New York. Et je n’oublierai ni les colères ni les larmes, ni les drames. Les tu m’aimes? demandés à deux heures du matin; les portes claquées, et les retours; les Pardon, pardon mon amour… Combien de vies dans notre vie?
Alors qu’il n’y ait pas de prières sur ton nom. Qu’on ne chante aucun chant que ceux des fêtes. Je refuse tous chants funèbres , toutes prières sur toi. Ton nom est ma prière.
Que vais-je faire dans cette nuit plus longue qui m’enveloppe chaque jour. Que vais-je faire de ta mort sinon une chanson, un long poème? Allez, cette piece est jouée depuis longtemps. L’amour dont tu m’avais parée se fane et tombe en poussière.
Nestor est encore venu ce soir et, tantôt visible dans la lumière, tantôt caché dans l’ombre, il m’a semblé, en dépit de son silence, terriblement vivant.
À l’aube, j’ai enfin sombré dans un sommeil sans nuages. Quand je me suis reveillée, une fine poussière d’or poudrait les draps.
(1951-1990)
michèle voltaire marcelin
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